ROMER. – Aujourd'hui j'eu un dialogue imaginaire avec le grand chercheur Lathoron.
SPIEGLER. – Quel fut le propos ?
ROMER. – Il y allait de la science.
ROMER. – Lathoron, enfin nous nous rencontrons !
LATHORON. – En effet, Romer.
ROMER. – Si cela ne te dérange, j'aimerai te poser quelques questions à propos de la science. J'ai entendu de grandes choses concernant ton savoir dans ce domaine. On dit, dans certains milieux, que tu connais la science mieux encore que les hommes scientifiques !
LATHORON. – Il est vrai que la science pour les scientifiques n'est pas la même chose que la science pour les gens ordinaires. Mon occupation est de regarder ce que font les hommes de science et de considérer ce que nous nommons science.
ROMER. – Une tâche des plus intéressantes et nécessaires, l'ami. Maintes personnes se réfèrent à la science dans leur propos sans que l'on sache jamais ce qu'elles entendent par là.
LATHORON. – Je sais.
ROMER. – Qu'est-ce donc la science Lathoron ?
LATHORON. – La science est une symbolique culturellement créée de vérité objective, dont la méthode doit satisfaire à certains critères de validité afin qu'elle puisse être considérée comme scientifique.
ROMER. – Une définition érudite si jamais j'en ai entendue une, Lathoron. Je ne suis pas certain, en revanche, que c'est bien cela qu'ont en tête les gens lorsqu'ils emploient le mot science. Je pense qu'ils entendent vérité objective mais ont laissé tomber, par ignorance ou par oubli, les autres éléments de ta définition.
LATHORON. – Cela ne me surprendrait guère. Il y va de la nature d'un symbole d'être confondu avec ce qu'il symbolise.
ROMER. – Qu'en est-t-il du mot science, Lathoron ? Est-t-il culturellement déterminé ?
LATHORON. – Je viens de le dire.
ROMER. – Permet moi alors de te demander ceci : le langage est-t-il une symbolique culturelle ?
LATHORON. – Je le pense bien. Le langage est le plus culturel des phénomènes et, bien sûr, est-t-il symbolique.
ROMER. – Es-tu d'accord que la symbolique du langage consiste en des mots ?
LATHORON. – Oui. Mais il y a aussi le langage du corps et le langage des signes.
ROMER. – Sans doute. Mais le français consiste en des mots, n'est-ce pas ?
LATHORON. – A quel argument mènes-tu ?
ROMER. – Patientes avec moi pour un petit temps. J'ai quelques questions encore à te poser à la suite desquelles tu seras libre de mon influence irritante.
LATHORON. – Tant mieux. Continues.
ROMER. – Nous sommes donc d'accord jusque là que le langage est une symbolique culturelle et que le français consiste en des mots. Oui ?
LATHORON. – (gémissant) Oui.
ROMER. – De ces propositions nous pouvons déduire que les mots sont des symboles culturels, puisque le langage comme symbolique culturelle consiste en des mots. Pas vrai ?
LATHORON. – Continues.
ROMER. – Nul besoin d'encore patienter. Je pense que nous sommes arrivés à un problème satisfaisant.
LATHORON. – Si tu le dit. Et quel est-ce ?
ROMER. – Le suivant : si ta déclaration selon laquelle « la science est une symbolique culturellement créée » fait partie de notre langue, alors elle doit faire partie d'une symbolique de mots. Cela amène la question : comment pouvons-nous être certains que la science est une symbolique culturelle si les mots science, culturel et symbole sont autant de symboles culturels ?
LATHORON. – Très malin, je ne le pense pas. Si ce n'est pas un problème avec toi je dois maintenant tourner mon attention vers des affaires plus pressantes.
ROMER. – Toujours un plaisir, Lathoron.
ROMER. – Telle était l'essence du propos, Spiegler.
SPIEGLER. – Qu'en advient-t-il du reste de la définition de Lathoron, à savoir « vérité objective » ?
ROMER. – Ah, en effet. Nous n'avons pas abordé ce sujet. Comment caractériserais-tu la vérité objective, Spiegler ?
SPIEGLER. – Je la caractériserai comme la vérité qui a trait à l'objet, je pense.
ROMER. – C'est sensé. Serai-tu d'avis, par extension, qu'il y a une vérité qui ne tient pas à l'objet ?
SPIEGLER. – Peut-être. Quelle serait-ce ?
ROMER. – Bien, mon sentiment sur ce sujet est que si la vérité objective était la vérité, il n'y aurait aucun sens à la qualifier d'objective.
SPIEGLER. – En effet. Mais je remarque souvent que ce qui est dit objectif est souvent pris pour être la vérité.
ROMER. – Si tel était le cas, la qualification même de vérité objective serait une formule vide. Revenons à ta propre définition, à savoir que la vérité objective est une vérité qui a trait à l'objet. Que cela nous dit-t-il ?
SPIEGLER. – Que la vérité n'a pas forcément trait à l'objet, que la vérité et l'objet sont séparés. Peut-être même bien que la vérité n'a besoin de tenir à quoi que ce soit ?
ROMER. – Mais tu ne penses tout de même pas que la vérité soit séparée de nous, Spiegler ? Je veux dire, il a bien fallu une bouche et, pour ainsi dire, des cordes vocales afin d'être à même de produire le son « vérité » et, par la même, établir l'idée ?
SPIEGLER. – Quel est donc ton propos ?
ROMER. – Que parler de vérité objective implique nécessairement une vérité subjective, seulement la vérité subjective à trait au sujet.
SPIEGLER. – Tu veux dire nous-mêmes en tant qu'êtres humains ?
ROMER. – Précisément. Comme le témoigne l'ancien adage : « connais toi toi-même ».
SPIEGLER. – Je pense me connaitre pour la plus grande part. Creuser top profondément cet adage pourrait nous mener à être qualifiés de fous.
ROMER. – Ne songeons pas à cette boîte de Pandore pour l'instant. Ce que j'essayai de suggérer est que, puisque la vérité objective et la vérité subjective ne sont pas aisément séparables, il y va peut être de connaitre un objet de se connaitre soi-même. Autrement dit, les gens qui faillent à se connaitre eux-mêmes seront peut être menés à confondre leur connaissance de l'objet — la vérité dite objective — avec l'objet lui-même. C'est probablement, si j'ose dire, cette lacune dans la connaissance de soi parmi grand nombre de chercheurs, de scientifiques et de commentateurs qui explique la confusion moderne entre l'objectivité et la vérité.
SPIEGLER. – Si nous devons nous connaitre nous-mêmes afin de connaitre les objets, comment procéder ?
ROMER. – Je suggère faire appel à ce qui se nomme conscience, sur la base de l'observation selon laquelle « science sans conscience n'est que ruine de l'âme ».
SPIEGLER. – Je suppose que la science signifiait savoir pour la plus grande partie de l'histoire par opposition à son acception technique moderne. Ainsi donc la conscience pourrait être qualifiée comme...
ROMER. – Le savoir de ton savoir, mon cher monsieur.
SPIEGLER. – Je suis d'accord qu'un manque de connaissance de soi mène bien de gens de faible esprit à confondre ce qui est objectif ou ce qui est lié à un objet d'étude avec la vérité même. Mais y a t-il des raisons supplémentaires derrière cette confusion entre la vérité et l'objectivité ?
ROMER. – Et bien nous avons vu que ce qui est objectif est ce qui porte à l'objet, que ce soit l'objet de recherche, d'analyse, d'étude, de commentaire, et ainsi de suite. Un objet est objectif dans sa relation à l'observateur de l'objet, le sujet.
SPIEGLER. – Ceci est l'angle philosophique traditionnel, en effet.
ROMER. – Mon intuition est que l'on croit, pour de maintes raisons, y compris d'une nature politique, que les sujets interfèrent avec l'objectivité des objets, venant d'horizons et de milieux différents, affectés en outre par leur subjectivité, à savoir, leurs émotions (quelles choses bêtes !) ou bien leurs préjugés ou par des perceptions idiotes. Puisque l'objet est vu différemment par chaque observateur, un accord est requiert, surtout dans une société démocratique, quant à ce qui caractérise l'objet de telle sorte que chacun peut être d'accord sur ces caractéristiques communes et y souscrire. Ceci est la tâche remplie en pratique par le sens commun et, dans le monde théorique, par la science. Dans le cas de la science, cette dernière peut se présenter comme universellement valide, étant donné que tous ceux qui adhèrent à ces caractéristiques communes, c'est à dire ces conventions, se doivent de reconnaitre la validité des ces caractérisations.
SPIEGLER. – Et selon ton angle un peu hautain, ce qui est tenu pour universellement valide, c'est à dire valable pour tous, cela est confondu avec la vérité ?
ROMER. – C'est ce qui arrive, à mon avis. Pour prendre des exemples, l'un tiré de l'arithmétique, « 2 + 2 = 4 », l'autre de l'historiographie, « en 1939 l'Allemagne envahit la Pologne », et un autre encore tiré de la science physique, « vitesse égal distance sur temps », ces affirmations, universellement valides telles qu'elles sont par force de convention, sont tous tenues pour être correctes, donc vraies. La vérité dégénère alors dans l'idée de la validité universelle ou de ce qui est universellement correct.
SPIEGLER. – D'autant plus, j'imagine, que la technique moderne, telle que celle qui rend possible la vision de cette publication, a un lien direct avec la découverte scientifique ?
ROMER. – La réponse à cela est bien au-delà de ma capacité intellectuelle, Spiegler. Mais selon une opinion commune, la technique est une validation physique, c'est dire objective, de conventions scientifiques et cela à double titre, à savoir, premièrement, que les objets techniques, tels l'ordinateur équipé d'accès à internet, valident les caractérisations qui rendirent possible leur conception et fabrication et, deuxièmement, l'appareil technique est essentiel au travail scientifique de laboratoire. Une hypothèse ou formule scientifique, je l'imagine, a besoin d'une vérification technique avant d'être acceptée par une communauté scientifique.
SPIEGLER. – Je vois maintenant que nous avons couvert un large chemin théorique, par la simple activité de la pensée, mais jusque là notre conversation s'est focalisée principalement sur le terme « objectif ». La vérité, elle, reste élusive, quelque peu mystérieuse, à moins que tu souhaites nous élucider à son sujet.
ROMER. – Avec plaisir. Faisons investigation immédiate du mot vérité, cette minute même !
SPIEGLER. – Avant cela, cependant, je me dois de te communiquer une réserve. Comment, en effet, faire investigation du mot vérité sans savoir ce qu'est la vérité même ? Il me semble que, ignorants de ce qu'est ou veut dire la vérité, nous ne pourrions jamais savoir à l'avance si le sens fourni par ton élucidation soit vrai ou faux.
ROMER. – Et bien, regardons la chose de cette façon. En décrétant à l'avance qu'une telle investigation du sens du mot vérité soit impossible pour la raison que tu donnes, nous serions en fait d'accord sur quelque chose du mot vérité qui rendrait impossible son investigation. Cette chose, je le soutiens, ne peut être suggérée que par son sens, avant même d'avoir clarifié ce sens une fois pour toutes.
SPIEGLER. – Cela nous dit seulement que la vérité a un sens, un sens que nous connaissons peut-être déjà, mais pas le contenu de ce sens.
ROMER. – Tu trouveras le même problème pour toutes les investigations du sens des mots. Sans connaitre la vérité, nous ne pourrions jamais savoir si les sens que nos investigations produisent soient vrais ou faux.
SPIEGLER. – Précisément. Le besoin de savoir le sens du mot vérité semble d'autant plus nécessaire qu'impossible.
ROMER. – Cela est défaitiste de ta part et j'ai l'impression que nous parlons de cette question à la manière des gens aveugles et lâches.
SPIEGLER. – Comment cela ?
ROMER. – La vérité doit être cela qui rend possible le sens.
SPIEGLER. – Que veux-tu dire ?
ROMER. – Je veux dire que, de la même façon que dénier la possibilité du sens suggère un sens qui n'est pas possible, la vérité doit être à la fois ce qui rend possible le sens et ce qui est suggéré par le sens possible d'un mot.
SPIEGLER. – Tu tournes en cercle. Dois-je donc entendre que ta définition de la vérité, dans la mesure où elle est porteuse de sens, suggère la vérité et est rendue possible par elle ?
ROMER. – Oui, c'est ce que j'entend.
SPIEGLER. – OK. Tout cela est très bien mais comment, à partir de cette définition, déterminer si un sens est vrai ou faux ?
ROMER. – Un sens, mon ami, n'est ni vrai ni faux. Il ne fait que suggérer la vérité en vertu de laquelle il est rendu possible. J'irai jusqu'à dire que là où il n'y a pas de sens, il n'y a pas de vérité, et là où il n'y pas de vérité, il n'y a pas de sens.
SPIEGLER. – Bien dit, même si cela ne vient que de moi.